Alain Cavalier
28 mars 2020
© Parasite, Bong Joon-ho (2019), CJ Entertainment
5 juin 2019, Parasite arrive sur nos écrans, tel un mastodonte prêt à tout écraser. C’est un succès total, à la fois critique et public. Premier film sud-coréen et premier film en langue étrangère à remporter l’Oscar du meilleur film, et ce, à l’unanimité. Le réalisateur Bong Joon-ho cumule les statuettes avec l’Oscar du meilleur film étranger, du meilleur scénario original et celui du meilleur réalisateur, égalisant le record de Walt Disney, détenu en 1954, en remportant quatre Oscar lors de la même cérémonie. Il obtient également la Palme d’Or du festival de Cannes la même année. Je le redis, c’est historique.
Pour beaucoup, c’est la découverte du cinéma sud-coréen, car oui, à une époque où l’industrie du cinéma international s’est drastiquement américanisée, on en vient presque à oublier que le cinéma est pluriel. Le monde est vaste, et chaque pays assez développé pour s’être doté d’une production audiovisuelle constante a pu créer ses propres codes et standards cinématographiques ; standards qui peuvent parfois surprendre tant ils sont différents des nôtres.
Lorsqu’on évoque le cinéma asiatique, nous avons plutôt tendance à penser au cinéma chinois, dont le marché est si énorme aujourd’hui qu’il voit fleurir nombre de coproductions sino-américaines, ou bien au cinéma japonais, qui a marqué l’histoire audiovisuelle avec les œuvres d’Akira Kurosawa et des titres forts comme Battle Royale de Kinji Fukasaku. Plus volontiers, cinéma asiatique rime avec Bollywood, dont la productivité dépasse allégrement son modèle américain.
Mais le succès à l’international du cinéma sud-coréen ne commence pas en 2019 avec Parasite. Pour cela il faut remonter à la naissance de la nouvelle vague, fin des années 90. Après un siècle mouvementé où occupation japonaise, Guerres Mondiales, guerre de Corée et dictature de Park Chung-hee se succèdent, la Corée sort la tête de l’eau en 1979 et devient démocratique. Quelques années plus tard nait la sainte trinité du cinéma sud-coréen : Park Chan-wook, Kim Jee-woon, et Bong Joon-ho.
Le premier est surtout connu pour avoir réalisé Old Boy en 2003, second volet de sa trilogie sur le thème de la vengeance. Le film remporte entre autres le Grand prix du jury au festival de Cannes en 2004, mais se fait remarquer aussi par la polémique qui l’entoure, jugé trop violent et amoral. Old Boy a été pour beaucoup d’européens (dont votre serviteur) le premier contact avec le cinéma sud-coréen, ou le premier baiser d’une longue histoire d’amour. Le film a également eu droit à un remake réalisé par Spike Lee en 2013, avec Josh Brolin, Elizabeth Olsen et Samuel L. Jackson, mais dont l’intérêt est faible.
Le nom de Kim Jee-woon est peut-être le moins connu des trois pontes, mais sa filmographie ne l’est pas moins que celles de ses deux congénères. Il est notamment l’auteur du film le plus cher de l’histoire du cinéma sud-coréen (avec un budget de 17 000 000 de dollars) : Le Bon, la Brute et le Cinglé, hommage évident à Sergio Leone (le titre fait explicitement référence à Le Bon, la Brute et le Truand) dont il parodie plusieurs scènes. Voir tout un casting coréen dans un western, ça vaut le coup, croyez-moi.
© Le Bon, la Brute et le Cinglé, Kim Jee-woon, 2008, CJ Entertainment
Bong Joon-ho, avant d’être connu pour Parasite, avait déjà fait forte impression avec son second film, Memories of Murder, qui était reconnu il y a peu encore comme son plus grand film. Ce dernier narre l’enquête policière qui entoure l’apparition du premier serial killer en Corée du Sud, en 1986. Pour l’anecdote, l’affaire a été non résolue, et le meurtrier jamais identifié… jusqu’en 2019, quelques mois après le succès de Parasite ! Bong Joon-ho est également réputé pour avoir réalisé Okja en 2017, premier film produit par Netflix à être présenté au Festival de Cannes (d’où en est sorti une grosse polémique sur la légitimité d’une plateforme de streaming à concurrencer des films de cinéma sur leur terrain, ce qui a valu à Okja d’être boudé par le jury. Ironique quand on sait que deux ans plus tard, ce même Bong Joon-ho remportera la palme).
En outre d’être des dieux vivants, le point commun entre ces trois hommes est d’être les seuls cinéastes du pays à avoir réalisé des films en langue anglaise. Ainsi, Park Chan-wook réalise Stoker, avec Mia Wasikowska, Nicole Kidman, et Matthew Goode en tête d’affiche. Kim Jee-woon signe Le Dernier Rempart, porté par Arnold Schwarzenegger. Quant à Bong Joon-ho, il s’agit de Snowpiercer, le Transperceneige, adaptation d’une BD française du même nom, mettant en scène Chris Evans, Ed Harris et Tilda Swinton. Ces trois films sont tous sortis en 2013. Coïncidence ? Je ne crois pas…
Mais la vraie question subsiste : que propose le cinéma sud-coréen de plus que ce que nous offre déjà le cinéma américain ? Et bien déjà il est important de spécifier que l’industrie cinématographique sud-coréenne bénéficie d’un soutien fort du gouvernement, à l’image de ce que nous avons en France avec le CNC. Soutien financier bien évidemment, mais pas seulement. Les salles de cinéma sud-coréennes ont obligation de diffuser des films coréens au moins 40% de l’année. Grâce à cette mesure, la part du marché du cinéma coréen dans le pays dépasse les 50%. Les Etats-Unis ont mené des négociations afin de réduire cette part de production nationale dans la programmation des salles coréennes, en vain. La guerre est-elle déclarée ?
Au-delà de ça, la vraie particularité de cette nouvelle vague sud-coréenne est le mélange des genres. Alors qu’est-ce qu’un genre, vous me direz ? Et bien imaginez-vous expliquer un film à quelqu’un, n’importe lequel. Il y a de très fortes probabilités pour que vous commenciez à citer son genre : « C’est une comédie romantique / C’est un film d’horreur / C’est de la science-fiction / etc… ». Si cela peut paraitre simple au premier abord, l’affaire se complique dès lors qu’on ajoute les sous-genres. Par exemple, le Slasher et le Torture Porn sont deux sous-genres du film d’horreur très différents, avec des codes qui leurs sont propres. Ne confondez pas les serviettes avec les torchons, s’il-vous-plaît.
© Old Boy, Park Chan-wook, 2003, Bac films
Etre cinéaste, c’est avant tout jouer avec ces codes, et les réalisateurs sud-coréens sont très forts en la matière, voir les meilleurs. Parasite en est peut-être le meilleur exemple : comédie noire, home invasion, horreur, satyre sociale, thriller, drame, slasher, film catastrophe, comédie burlesque, et j’en oublie. Le film cumule les étiquettes, si bien qu’il est impossible de le ranger dans une catégorie.
Le mariage que les réalisateurs sud-coréens affectionnent le plus est sans aucun doute la comédie et le drame. Quand Na Hong-jin nous dépeint, dans The Strangers (2016), un groupe de policiers tous plus empotés les uns que les autres, enchainant les gags les plus burlesques qui soient, alors qu’ils sont confrontés à d’atroces meurtres, il crée un décalage étrange dans le ressenti du spectateur. Quel est ce film hybride qui tente de me faire rire autant qu’il essaye de m’horrifier ? Qu’importe, le film a l’air de miser d’avantage sur l’humour que sur l’horreur. Du moins au début, car lentement la comédie s’efface, et lorsque le spectateur s’en rend compte, il est déjà trop tard, il est prisonnier d’un drame noire comme une nuit sans lune. Mais The Strangers n’est qu’un exemple parmi tant d’autres.
Parfois ce mélange des genres offre une double lecture d’une même scène, nous brusquant sur la façon dont nous l’avions jugé au départ. Un exemple : dans Sympathy for Mr. Vengeance, Park Chan-wook nous montre quatre adolescents accroupis sur un lit, l’oreille collée au mur, se masturbant à l’unisson en écoutant les gémissements de leur voisine. Cocasse. Mais cette scène a un tout autre visage, lorsqu’au plan suivant l’on réalise que la voisine en question gémit en fait de douleur, car atteinte d’une maladie incurable. Le bizarre comique du premier plan disparait et on nous laisse un arrière goût de dégoût et de honte dans la bouche.
Une autre particularité des films sud-coréens serait peut-être leur fâcheuse manie de mettre en exergue l’amoralité de leurs personnages, ou celle d’une situation précise. Old Boy avait fait polémique à l’époque, pour des raisons que je ne dévoilerai pas ici afin de ne pas vous spoiler ; plus récemment, le réalisateur a une fois de plus défrayé la chronique en présentant une longue scène de sexe lesbienne dans Mademoiselle.
Na Hong Jin, encore lui, nous proposait, dans The Chaser, de suivre les péripéties d’un proxénète qui recherche l’une de ses prostitués disparue. Alors qu’au début du film le personnage est clairement détestable, notamment au détour d’une scène où il oblige une de ses employées à se rendre chez son client malgré sa forte fièvre et la garde de sa fille, il est peu à peu élevé au statut de héros lorsqu’il se démène pour sauver la femme qui s’avère être prisonnière d’un serial killer. Néanmoins, le personnage reste un proxénète, qui se bat pour récupérer une personne qu’il estime lui appartenir, il est donc un peu étrange de ressentir de l’empathie pour lui. Tantôt on l’encourage, tantôt on le déteste. Notre perception en est troublée, et notre expérience d’autant plus forte.
© The Chaser, Na Hong-jin, 2008, Showbox
Le processus inverse s’opère dans J’ai rencontré le Diable de Kim Jee-won, où l’on suit un agent secret qui part à la recherche de l’homme qui a tué sa fiancée, sauf que sa vengeance est peut-être plus cruelle encore. On assiste à la transformation de ce justicier en monstre, à tel point que les rôles s’inversent avec le meurtrier.
Même quand ils s’attaquent à un genre essoré jusqu’à la moelle comme l’apocalypse zombie, les Coréens sortent leur épingle du jeu. Dernier Train pour Busan, sorti en 2016, et réalisé par Yeon Sang-ho (dont c’est le premier long métrage live), connait un succès à l’international et figure désormais dans les listes des meilleurs films de zombies de tout les temps. Si bien que le projet d’un remake américain produit par James Wan est déjà sur les rails (sans mauvais jeu de mot). Il est à noter que l’un des rôles principaux du film a été confié à Ma Dong-seok, un acteur populaire en Corée qui voit sa carrière franchir les frontières de son pays natal en étant à l’affiche de l’un des prochains films du Marvel Cinématic Universe : Eternals, dans lequel on retrouvera également Angelina Jolie et Salma Hayek. Bref, une transition toute trouvée pour le prochain paragraphe.
Si nous avons prouvé que des réalisateurs coréens travaillaient avec des acteurs américains, l’inverse est aussi vrai. On pense en premier lieu à Bae Doona, désormais l’une des actrices fétiches des Wachowski, qu’on a pu voir dans Cloud Atlas, Jupiter Ascending, ou encore la série Sense8. Les réalisatrices de Matrix ont également donné un rôle à Rain, chanteur et acteur sud-coréen, dans leur adaptation de Speed Racer. On peut voir aussi Lee Byung-hun dans plusieurs productions américaines, notamment dans la saga G.I Joe, ainsi qu’en T-1000 dans Terminator Genisys, succédant à Robert Patrick. Autre anecdote : en février 2020, Bae Doona a élargi sa carrière internationale en incarnant Soo dans #Jesuislà, de Eric Lartigau, aux côtés d’Alain Chabat ; son premier rôle dans un film français donc.
Quand bien même est-il cantonné aux productions sud-coréennes (à une exception près), il m’est impossible dans cet article de ne pas mentionner Song Kang-ho, un acteur si populaire qu’on pourrait croire qu’il joue dans tous les films. En effet, même si sa filmographie n’est pas aussi longue que certaines super-stars du cinéma, il a tout de même tourné dans 33 films en l’espace de 24 ans, dont 4 réalisés par Kim Jee-won (The Quiet Family, Foul King, Le Bon, la Brute et le Cinglé, The Age of Shadows), 4 autres de Park Chan-wook (JSA, Sympathy for Mr. Vengeance, Lady Vengeance, Thirst, Ceci est mon sang) et 3 de Bong Joon-ho (Memories of Murder, Snowpiercer, le Transeperceneige, Parasite) ; soit un tiers de sa carrière avec ces réalisateurs.
Si le jeu d’acteur des Coréens peut déstabiliser en premier lieu, il faut rappeler que les standards ne sont pas les mêmes dans chaque pays. En effet, nous sommes grandement conditionnés par un cinéma essentiellement américanisé, si bien que les acteurs français sont jugés comme étant particulièrement mauvais par leurs homologues, ce qui n’a pas vraiment de sens. Plus étrange encore, certains spectateurs trouvent que le jeu des acteurs français est moins catastrophique lorsqu’ils sont doublés en anglais (le cas de référence étant la série Netflix Marianne). Donc non, si l’acting des Coréens vous sort de votre zone de confort, ce n’est pas parce qu’ils sont mauvais acteurs, mais bien parce qu’ils ne s’expriment pas de la même façon, que ce soit par leurs mimiques ou leurs expressions faciales.
© The Host, Bong Joon-ho, 2006 / gauche : Bae Doona ; droite : Song Kang-ho, Showbox
Et autant vous dire qu’il vous faudra, à un moment ou à un autre, vous habituer aux acteurs coréens, car à ce jour les trois plus grosses industries cinématographiques sont : Hollywood, Bollywood, et Hallyuwood. Si les deux premiers ne sont plus à présenter, le troisième, vous l’aurez deviné, désigne le cinéma sud-coréen. Le terme « hallyu » désignant la pop culture en Corée.
Netflix a d’ailleurs enrichi son catalogue de nombreuses séries sud-coréennes, et produit même Kingdom (où l’on retrouve Bae Doona), qui est sans aucun doute l’un de leurs meilleurs programmes, tant par le soin apporté aux images, qu’à l’écriture des personnages et de l’intrigue ; une série incontournable en somme.
En l’espace d’une vingtaine d’années, le cinéma coréen a fait une percée incroyable. Si ce succès s’explique par le talent de ses réalisateurs, il peut aussi être la preuve que les spectateurs du monde entier sont à la recherche d’expériences neuves. On reproche souvent à Hollywood de s’être enfermé dans son propre cahier des charges, ne prenant plus aucun risque créatif, alors qu’on le qualifiait de « Nouvel Hollywood » il y a encore cinquante ans. Certains prophétisent même de la chute prochaine de cet Empire.
Et si l’héritier était justement là ?
Alain Cavalier
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